mercredi 19 octobre 2016

Expérience n°11.

Les phares s'éteignirent, le moteur cessa de vrombir. Le tintement des clefs fût rapidement étouffé par le morceau de tissu dans lequel elles s'engouffrèrent. Une ombre se faufila hors du véhicule, laissant la portière se refermer d'elle-même, son claquement résonant dans la ruelle étroite et déserte. Chaque détail présent dans l'allée pouvait être distingué comme en plein jour, même sans la présence de réverbères. La lumière éblouissante, qui avait appâté la jeune femme, était visible des kilomètres à la ronde. Carla se rapprochait de celle-ci, s'éloignant de son attelage, n'emportant avec elle que sa curiosité et un peu d'audace. Elle avança d'un pas déterminé, son regard braqué au loin, comme ensorcelée, ses pensées entièrement tournées vers le rayonnement mystérieux émanant du manoir.  Sa marche était précise, presque calculée voire chronométrée, si bien qu'elle ne semblait pas consciente de ce qui se passait, absorbée dans sa rêverie. Ses mains se posèrent délicatement sur les ornements des grilles de l'imposant portail, comme si elle craignait de se brûler à leur contact. Clara en redessinait les courbes du bout de ses doigts, fascinée par toutes ces arabesques dorées. Lorsqu'elle se décida enfin à pousser les barreaux, un tout autre décor s'offrit à elle. Le grincement strident que firent les portes en se rabattant se rajouta à l'atmosphère désormais angoissante des lieux. 

Les portes franchies, ce n'était plus seulement la lumière qui captait l'attention de Carla. Elle se trouvait ensevelie sous les herbes, qui la dépassait de plusieurs centimètres. Elle tenta de se frayer un chemin en suivant la lueur apparente, visible à travers la végétation. L'immense porte du bâtiment se dressa à présent devant elle, grande ouverte comme si l'édifice lui-même attendait sa venue. Carla ne comprenait pas vraiment quel était cet endroit. Un bureau surplombait le hall d'entrée, où trônaient feuilles de papier, boîtes de médicaments et poussière. Un frisson lui parcourut l'échine, une voix lui murmurait intérieurement de rebrousser chemin lorsqu'elle en avait encore l'occasion. Pourtant, tout son corps s'embrasait à l'idée de découvrir la source de cette lueur étrange. Son avidité de savoir eut raison de son sens moral, et elle continua son chemin. La nature semblait avoir repris ses droits sur les locaux. Plantes rampantes ainsi que plantes grimpantes, les murs et le sol en étaient recouverts. Le lierre avait poussé en s'enroulant autour des poignées de porte, des bougeoirs accrochés aux murs, sans jamais les recouvrir, laissant une dernière trace de civilisation sur leur passage, comme pour prouver que ce qui existait auparavant n'était désormais plus propriété des humains. Les portes se succédaient, chacune identique à la précédente, accentuant l'impression de déjà-vu. Et toujours l'éclat au bout du couloir, la lumière au bout du tunnel. Finalement Clara rencontra un escalier, le dévala et atterrit dans un endroit qui semblait à première vue être un cabinet de soins.

Il émanait une forte odeur de soufre, se mêlant à une ambiance oppressante, due aux nombreux instruments considérés comme matériel médical dans le passé mais qui n'évoquait que l'atrocité de la science ancienne à présent. Chaque scalpel faisait revivre le souvenir de la chair déchirée, des corps éventrés, et des cris d'hommes, femmes et d'enfants. Sur les murs étaient accrochés des scies à manivelle, encore enduises de sang séché. Carla détourna son regard, se forçant à oublier les appareils de torture siégeant en tout lieu autour d'elle et à se concentrer sur la lumière. Ses jambes la portèrent à la source de lumière. C'était comme regarder le Soleil directement, sans protection. Éblouie, il lui fallut quelques minutes pour s'adapter à ce nouvel environnement. Et sa surprise fût immense lorsqu'elle constata où elle était.

Des compartiments ronds, semblables à des tubes à essai, mais de grandeur incommensurable, effleuraient le plafond, et emplissaient toute la salle. Tous étaient brisés, partiellement ou entièrement. Tous sauf un, empli d'un liquide jaunâtre scintillant, où étaient gravés dans le verre les caractères suivants : « Expérience n°11 ». Des ampoules étaient présentes çà et là autour du cylindre, au-dessus et en dessous, toutes tournées vers l'intérieur afin d'éclairer ce qui s'y trouvait. Un corps féminin flottait dans ce fluide, recroquevillé sur lui-même. Sa peau avait pris la même teinte livide que ce dans quoi il ondoyait. Il apparaissait telle une illumination, aussi bien grâce au halo de lumière qu'il créait par lui-même, mais aussi par la surprenante beauté dont il faisait preuve. Ses courbes étaient enivrantes, captivantes, ensorcelantes. Sa silhouette se suffisait à elle-même, sans aucun artifice, la beauté dans toute sa splendeur. Subjuguée par la vue d'un être aussi parfait,  Carla était maintenant accolée à la paroi, ses yeux remontant progressivement, ne laissant aucun aspect de l'organisme inconnu, imprégnant sa mémoire de cette image glorieuse. Lorsque son regard se posa finalement sur le visage de la femme en face d'elle, elle remarqua que cette dernière la fixait également. Son expression était cadavérique. Elle conservait pourtant une certaine mobilité, et son torse se soulevait régulièrement à l'arrivée d'oxygène dans ses poumons, grâce aux tuyaux reliés de ses narines à un étrange appareil assourdissant, semblant fonctionner indépendamment d'une quelconque source d'électricité, à l'image des bulbes lumineux, à quelques pas de la colonne de verre. Lentement, son corps ondulait, elle semblait puiser dans ses dernières forces pour se rapprocher de Carla. Leur tête étaient à présent à quelques centimètres l'une de l'autre, séparées par une épaisse couche de cristal. Carla put voir alors que ce corps n'était pas laissé à l'abandon, qu'une âme errait toujours dans la dépouille, cherchant une sortie. Et comme un ultime appel au secours, elle mima avec ses lèvres quelques mots.

Tue-moi.

Soudainement, Carla reprit ses esprits, ce qu'elle voyait actuellement en pleine lumière était encore pire que ce que le commun des mortels s'inquiétait de trouver dans l'obscurité. C'était une véritable abomination, un châtiment que ses prédécesseurs avaient infligé à cette femme sans nom, seulement reconnaissable par un numéro. Ils l'avaient laissé dans un état végétatif toutes ces années, cachée de la vue de tous. Elle ne vivait pas vraiment. Elle survivait, seulement parce que personne ne lui avait encore donné la mort. Clara chassa ses larmes du revers de sa main. Elle baissa la tête, et s'attela à la tâche. Elle s'approcha de l'engin respiratoire, et débrancha un à un tous les fils. Elle fit volte-face, observant la figure la remercier, les traits désormais apaisés. Ses membres se détendirent enfin.  Alors que Carla se décida à repartir, la silhouette se réanima subitement, luttant pour la survie, puis s'immobilisa aussitôt, comme frappée d'une coruscation, un éclair de douleur qui aurait traverser son corps momentanément. Les yeux grands ouverts, toute étincelle de vie avait désormais quitté son corps. La silhouette remonta à la surface dans un silence mortuaire. 

Carla sortit du bâtiment sans prêter attention à ce qui l'entourait, encore emprise d'une certaine émotion. Alors qu'elle avait franchi la porte et posé un pied sur le sol terreux, elle remarqua que la lumière était désormais éteinte. C'était comme si la source de clarté se nourrissait de la vie du corps flottant et inversement. Et puisque l'un s'était éteint, l'autre l'avait suivi dans sa chute. Elle se résolut à partir définitivement, empruntant le même chemin qu'à son arrivée, mais cette fois guidée par le flamboiement réconfortant de la Lune.
Ce n'est qu'en se retournant une dernière fois vers la bâtisse qu'elle pût lire sur une plaque solidement fixée au mur : 

« Clinique psychiatrique de Puygnan, fermée en 1948 suite à la découverte des opérations chirurgicales et expérimentales illégales 
entreprises par le docteur chirurgien Humeau sur ses patients, condamné pour crimes contre l'humanité la même année. 
Entrée interdite. » 

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